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Essential Killing

Affiche du film "Essential Killing"

© 2010 Skopia Film − Tous droits réservés.

Capturé par les forces américaines en Afghanistan, Mohammed est envoyé dans un centre de détention tenu secret. Lors d’un transfert, il réchappe d’un accident et se retrouve en fuite dans une forêt inconnue. Traqué sans relâche par une armée sans existence officielle, Mohammed fera tout pour assurer sa survie.

Eh bien, voilà une œuvre à l’aura bien mystérieuse ! Doublement récompensé à la Mostra de Venise en 2010, le film du cinéaste Polonais Jerzy Zkolimowski (Haut Les Mains ; Deep End ; Quatre Nuits Avec Anna) a le mérite de réellement surprendre le spectateur, autant par sa forme atypique que par son contenu pour le moins controversé… Véritable ovni dans le paysage cinématographique contemporain, Essential Killing met en scène l’errance d’un homme poussé dans ses derniers retranchements qui va tenter par tous les moyens de survivre aux innombrables forces qui s’abattent sur lui, que ce soit les Forces Américaines, celles de l’impitoyable Mère Nature ou encore de ses propres besoins vitaux d’homme livré à lui-même dans un milieu hostile et inconnu.

En effet, durant 1h23, nous suivons l’errance de Mohammed, un Taliban pris en chasse et capturé en Afghanistan par l’Armée Américaine, battu et torturé dans un camp de détention secret avant qu’il ne réussisse enfin à s’évader lors d’un transfert qui tourne mal. Après un violent accident de la route dont il réchappe de justesse, celui-ci se retrouve de nouveau traqué sans relâche comme une bête sauvage au cœur d’une forêt enneigée. Dès le début du film, un déluge de questions « essentielles » fait rage dans nos esprits perplexes : qui est cet homme ? Pourquoi est-il recherché ? Quel est son but ? Et, plus largement : où le film veut-il en venir ? Jusqu’à la dernière minute, nous n’aurons jamais AUCUNE réponse à toutes ces interrogations. Autant dire que la trame narrative d’Essential Killing est quasi-nulle, et que l’intérêt du film repose bien évidemment sur tout autre chose. Concept frustrant, oui,  mais aussi et surtout très intéressant dans la mesure où le spectateur se trouve dans une position parfaitement ambivalente, à la fois très proche, voire même intime, et très distant de ce personnage qu’il ne peut aborder que sous un angle très superficiel et résolument impersonnel.

Il demeure donc extrêmement difficile de s’identifier à ce mystérieux Taliban dont nous ne savons strictement rien : ni ses motivations, ni ses pensées (mis à part quelques rares rêves et visions à caractère religieux), ni son passé et encore moins son avenir. Le fait est que nous peinons à prendre position vis-à-vis de ce personnage à la fois inquiétant (du fait de son statut présumé de terroriste) et somme toute attachant, et qui de surcroît ne décochera pas un mot de tout le métrage. On saluera ainsi la performance de l’acteur Vincent Gallo (Arizona Dream ; Buffalo ’66 ; Trouble Every Day), quasi-omniprésent à l’image durant toute la durée du film et dont il émane une bestialité primitive absolument incroyable. Il faut dire que l’on a rarement vu un personnage aussi maltraité dans un film : battu et séquestré par des militaires comme toujours emplis d’un zèle sadique, traqué par des chiens extrêmement agressifs, blessé par balle à plusieurs reprises, soumis au froid, à la faim, à la fatigue et au paysage meurtrier d’une épaisse forêt enneigée ; Mohammed tombe, se relève, retombe, se noie dans l’eau glacée, perd son sang par hectolitres, chute du haut d’une falaise, se brise quelques os, souffre dans sa chair mutilée… Et le pire, c’est qu’Essential Killing nous dévoile cette odyssée erratique de manière très froide et très formelle, sans faire preuve d’aucune empathie ni de parti pris politique ou apolitique. L’histoire est juste un état de fait, une tranche de vie de ce moujahid inconnu et bien déterminé à survivre, qui ira jusqu’à manger des écorces d’arbre et racketter le lait maternel d’une femme enceinte pour ne pas mourir de faim. Le film s’apparente en quelque sorte à un trip métaphysique et poétique narrant l’histoire d’un homme qui se fait violence pour dépasser sa condition d’être humain, dans tout ce qu’il a de plus fragile et de plus inadapté à la solitude.

Car la violence fait également partie intégrante d’Essential Killing mais, loin d’être outrancière ou esthétisée comme dans la plupart des films dits « modernes », c’est en réalité une violence froide, archaïque, inattendue, non désirée mais tout au contraire nécessaire, voire même « essentielle » à la survie de Mohammed. Les meurtres surviennent sans que l’on s’y attende forcément (voir la scène d’introduction, d’une tension incroyable) et on a toujours la sensation étrange que c’était « eux ou lui ». Il suffit d’observer le visage déformé par la douleur et le remord de Mohammed lorsque celui-ci abat froidement deux hommes innocents pour s’emparer de leur véhicule après son évasion ; ou encore le cri de bête sauvage acculée qu’il pousse tout en maintenant le corps meurtri d’un bûcheron qui l’avait auparavant repéré contre la lame de sa tronçonneuse. Mohammed n’aime pas tuer, il est obligé de tuer et n’hésite pas à le faire malgré sa profonde répulsion ; c’est son instinct de survie qui s’exprime et vient s’opposer à sa raison en lui imposant de survivre coûte que coûte pour mener à bien la cause (inconnue) qu’il défend. Cette phrase prononcée par Allah dans l’un de ses rêves mystiques retranscrit parfaitement le douloureux paradoxe de sa situation : « Parfois il arrive que tu détestes une chose qui t’est bonne et que tu aimes une chose qui t’est mauvaise ». Tout est dit.

Essential Killing comporte en outre quelques séquences qui auront de quoi mettre vos nerfs (ou votre sensibilité) à rude épreuve, précisément à cause de cette rigidité implacable, systématique, qui auréole la mise en scène. Par exemple, au début du film, la longue séquence durant laquelle on assiste au traitement cruel et dénué de toute humanité qui est réservé aux prisonniers Afghans est particulièrement frappante. Ou encore, cette scène ultra-crispante où Mohammed, à bout de forces, tente sans succès de gravir un pan de colline : il chute un nombre incalculable de fois, à mesure qu’une musique extra-diégétique oppressante accélère son rythme et s’intensifie en volume jusqu’à n’être plus que pure cacophonie, avant de baisser les bras et de s’abandonner au froid, vaincu, résigné à son triste sort. D’ailleurs, il ressort que les paysages antagonistes des plaines rocheuses et désertiques d’Afghanistan et de l’imposante forêt enneigée de Norvège constituent des personnages à part entière, fondamentalement malveillants et hostiles, et qui ne laissent entrevoir aucune échappatoire au personnage littéralement écrasé, réduit en miettes éparses par ces décors gargantuesques. L’homme n’est qu’un grain de sable face à l’Universel, semble vouloir nous rappeler le film.

Malgré ces indéniables qualités, le principal reproche que l’on peut adresser à ce film est sa lenteur parfois déroutante qui tend à ne solliciter notre attention que par à-coups. A la tension extrême du début succède assez vite une mollesse silencieuse quelque peu soporifique qui pourra en rebuter plus d’un. Certes, l’interprétation de Vincent Gallo est intense ; certes, les situations catastrophiques que traverse le personnage sont extrêmement violentes et entrent en résonnance avec notre propre fragilité d’être humain que nous ressentons tous, même si les circonstances ne sont pas présentes pour nous le prouver ; et certes, la durée du film est courte ; pourtant, il n’empêche que le rythme reste pesant à certains moments… Ceci dit, ce film possède la capacité de charmer autant que de repousser, l’effet sera donc diamétralement différent selon les accroches et la sensibilité des spectateurs.

Essential Killing est donc un voyage unique, sensitif et étrangement silencieux, tout aussi froid que laborieux qui, sans jamais verser dans l’affect ou le parti pris faciles, n’a pas d’autre but que celui de vous faire partager une expérience avant tout humaine, et de pointer du doigt le caractère essentiellement éphémère et superficiel de l’existence individuelle à l’échelle de l’Univers.

Par Emmanuelle Ignacchiti

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